Everwilde, la nuit, est magnifique. Il le sait parce que ses ailes d’oiseaux l’ont souvent porté vers la voute céleste dans ces moments-là, alors que les lumières s’allument dans toutes les échoppes et que les lampadaires vacillent entre éteints et allumés. Il préfère voler ici qu’à Londres, parce que là-bas l’air de la ville est bien plus pollué, et il a trop souvent fait face-à-face avec des drones pour son confort. Bon, ici, il y a quand même des oiseaux qui viennent parfois voleter à ses côtés, mais ça, ça le rend heureux, sauf quand un faucon vient se mêler au lot pour le regarder comme s’il était un repas alléchant… faut dire que les rossignols sont tout petits, et que Rhapsody n’y fait pas exception. Qu’importe; il vole et il vole à en perdre haleine, et il chante toute la nuit durant. Si vous n’arrivez pas à dormir ce soir, c'est peut-être à cause du chant tragique d’un Rossignol qui vous fait monter les larmes aux yeux plutôt que de les laisser se fermer.

Et puis le petit matin se lève, et avec la monte du soleil à l’horizon sonne la descente de Rhapsody vers l’esplanade et ses magnifiques jardins. Il est éreinté de sa nuit passée à virevolter dans les cieux et à chanter parmi les étoiles, et il se pose finalement sur une branche haute et solide d’un chêne centenaire. Affalé contre l’écorce de l’arbre, Rhapsody cesse de combattre le tiraillement de son corps qui cherchait à se dé-transformer et il prit son apparence humaine et souffla un peu, fermant les yeux pour profiter du vent. Il était en sueur et ses cheveux longs lui collaient au front, mais il était heureux. Fait dire que Rhapsody est facilement heureux, quand il va voler.

Pourtant, son visage est de marbre, ne montre pas son bonheur. Seuls les plis de la fatigue s’y dessinent, au fond, et après un moment, alors que le jardin se réveille et que les insectes qui cliquettent fait s’ouvrir sa faim, son ventre grommelant avec un tonnerre capricieux, il ouvre enfin les yeux et… réalise qu’il est tout au sommet d’un immense chêne. Alors qu’il était bien callé entre la branche et le tronc un moment avant, le voilà qui perd l’équilibre et se rattrape lamentablement sur la branche suivante, son avant-bras tout écorché. Une petite larme perle au coin de son œil gauche, et pourtant pas un son de douleur ne quitte ses lèvres, comme s’il avait peur de déranger. Il s’installe précautionneusement sur la branche d’en dessous, et puis il continue de descendre jusqu’à la branche la plus rapprochée du sol – qui malheureusement pour lui, était à bien 5 mètres de haut.

Rhapsody, il n’a peur de rien. La peur c’est pour ceux qui ont l’intelligence de reconnaitre le danger, après tout. Mais Rhapsody est très fatigué, il a les neurones à sec et il sait évaluer les distances. Il pourrait faire deux mètres de haut, oui. Mais cinq? Non. Alors il reste là, les bras et les pieds ballants dans le vide, les cuisses et les fesses installés sur sa branche d’arbre. Comme s’il attendait quelque chose. Que l’arbre rapetisse, peut-être, ou qu'il grandisse. Mais non. Une bonne demi-heure passe, à la fin de laquelle il est là, tout tremblant, les larmes coulant le long de ses joues. Il se sentait stupide de ne pas être capable de descendre de l’arbre; stupide d’avoir un bras ensanglanté, stupide de s'être dé-transformé dans une branche ou lieu d’attendre d’être au sol.

Il se sent stupide parce que ce n’est pas sa première fois.

C’est donc en reniflant qu’il t’appelle à cinq heure trente du matin.
« Emrys- » et puis il fond en larmes, et ses prochaines paroles deviennent inintelligible, ou presque. Tu as l’habitude, probablement. En tout cas tu réussis à comprendre qu’il y a un problème, et qu’il est dans son jardin préféré de l’esplanade. Le reste…

Le reste, c’est à toi de voir.

Qu’importe combien il peut être en panique, Rhapsody écoute. Tu exagères tes respirations et il calque les siennes dessus, imitant le son que tu produisais, qu’importe combien sa lèvre inférieure tremblait et combien sa respiration ne coulait pas naturellement. Et puis il obtempère, retient sa respiration de peur de faire le quelconque bruit. C’est tout ce dont tu avais besoin – et la vérité, c’était que juste d’entendre ta voix, ça le rassurait. Votre relation avait un peu changé depuis qu’il avait été de retour du monde de son conte, depuis qu’il en avait été exilé; c’est que tu avais toujours été là pour lui comme professeur, mais quand il était revenu comme adulte, tu avais eu à ramasser les morceaux de ce qu’il restait de lui et ça, ça n’avait pas dû être facile. Tu étais à la fois grand frère et papy, une drôle de situation portée par ton immortalité relative.

Qu'importe; à l’autre bout du combiné, Rhapsody peut t’entendre dire que tu arrives, phrase ponctuée par le bruit d’un portail qui s’ouvrait, puis de la réception du téléphone qui faisait des cafouillages et causait des grésillements alors qu’il tentait de comprendre ce qui se passait, et puis la réception qui reprenait à l’autre bout d’Everwilde. Heureusement que la réception ici n’était pas à cela près. Tu arrives à quelques mètres seulement de lui – peut-être était-ce parce qu’il s’était réfugié dans un vieux chêne? Sûrement que y’avait des questions à ce poser sur la symbolique, ici, mais bon, passons. « Emrys » dit-il à nouveau, tout bas, al voix brisée. Mais les tremblements de ses membres s’étaient quelque peu atténués à ton arrivée, c’est juste qu’il n’avait pas une voix qui portait quand il parlait, de base. « Emrys » dit-il un peu plus fort, cette fois, décollant le combiné de son oreille et tentant de te faire un signe de la main pour t’indiquer où il était.

Et si le mouvement n'avait peut-être pas été efficace, en tout cas son téléphone qui glissa d’entre ses doigts à cause de la force mis derrière le mouvement, et qui vint s’écraser à quelques pas de toi, au sol, lui, eut surement l’effet de te faire monter le nez en l’air. « Emrys » - à croire que c’était tout ce qu’il arrivait à dire, le petit Rossignol. Il était évident en regardant son langage corporel qu’il n’avait qu’une envie : s’élancer jusqu’au sol et réclamer un câlin pour pleurnicher. Écoute, ça n’a rien de glorieux, mais il en a besoin, le petit. Il n’était pas du genre à se laisser vivre visiblement ses émotions – mais toi, il te faisait confiance, et il se laissait exprimer ses émotions à tes côtés. De toute manière, avec ton vécut, ça ne devait sûrement pas être quoi que ce soit que tu n'avais pas vu dix et vingt fois. Heureusement, il a la bonne conscience de ne pas le fait, de ne pas se laisser s’écraser au sol. « Oh » son regard descend jusqu’au téléphone qui s’est (cordialement) éclaté la gueule au sol. Heureusement, il avait un bon boitier protecteur, hein…

« Pardon » dit-il, se mordant l’intérieur des joues à l’idée qu’il ait pu te faire mal en laissant l’objet tomber sur le sommet de ta tête. Et puis il point le gros tronc du chêne qui descend jusqu’au sol. « Il n’y a pas de branches » enfin, si, il y en avait, mais pas pour descendre, quoi. L’explication était très brève, mais à tout le moins avait-elle le chic de tout dire. Et puis tu peux remarquer que le bras qui pointe est éraflé; du sang s’est asséché dessus durant les quelques minutes qu’il te fallut pour traverser le portail, et les cheveux du Rossignol étaient en pagaille, une feuille de chêne s’y étant emmêlée dans la descente du jeune homme.

Il entends son nom et la tension dans ses épaules se relâche un peu – il ne comprend pas tout ce que tu lui dis (quand bien même ce fût relative court, claire, et concis), mais il sent le petit mouvement de son chandail et, aussitôt, il relâche l’appuis de ses mains sur la branche et le tronc, avec, peut-être, au passage un peu trop de rapidité; surpris, il tombe immédiatement vers l’arrière, quand bien même ta magie le tire vers le haut, et il fait une pirouette, tombant vers l’arrière alors que son haut se soulevait dans l’autre sens et que ses jambes, elles, restaient installées sur la branche. Heureusement, il se mit à flotter vers le haut bien vite et aucun mal ne fut encouru, sinon que cette surprise qui fit palpiter son cœur à toute vitesse.

Du coup il se soulève, mais vraiment pas dans le bon sens; ses jambes repliées vers le haut, sa tête vers le bas et ses cheveux qui tombaient comme des lianes fines vers le sol, ses bras ballottant vers toi alors qu’il se débattait légèrement contre son haut bien large qui avait remonté contre son visage et l’empêchait de voir ce qui se passait. Heureusement ce genre de malheur n’est pas à l’épreuve de ta magie, et bien vite il se retrouve non seulement les deux pieds au sol, mais avec son t-shirt qui recouvrait à nouveau l’entièreté de son ventre et pas sa tête. Ses cheveux fins, eux, vinrent cascader sur ses épaules – et même avec tout ça, ils ne semblaient même pas s’être emmêlés. N'est-ce pas magique?

« Emrys » répète-t-il, épaules tournées vers l’intérieur alors qu’il reniflait un petit coup, ses mains rentrées dans les manches de son t-shirt alors qu’il venait essuyer les sillons laissés par ses larmes sur ses joues. Ce n’était pas glorieux, tout ça, et en plus il t’avait dérangé en plein travail pour ça. « Merci » murmure-t-il, un dernier sanglot se perdant sur ses lèvres, nouveau reniflement à l’appuis. C’était comme si sa tête n’avait pas tout à fait compris qu’il était maintenant au sol, en sécurité. Rhapsody voulait un câlin, parce que dans sa famille c’était comme ça qu’on prenait soin des autres quand ils n’allaient pas. Peut-être que ça vous surprend de l’apprendre, mais il a accueilli les câlins de nombreuses personnes dans sa vie, pour les soulager des peines qui les rongeaient. Y’avait eu ses adelphes et ses neveux et nièces – une fois même sa mère.

Malheureusement, notre oiseau ne comprend pas toujours que les autres peuvent ne pas vouloir qu’on les touche, ou même que c’est normal de demander. Alors plutôt que de demander un câlin, il s’en alla se servir, tout simplement; il s’approche en se fondant sur toi, bras passant sous les tiens et ses mains venant se joindre dans ton dos. « Emrys » répète-t-il; « Merci » bon, il n’a pas le vocabulaire le plus varié, là tout de suite, mais quand même, il était vraiment reconnaissant de ta présence ici. Et puis il se défait du câlin, se sentant mieux, et il te dit, comme pour expliquer enfin comment il s’était mis dans cette position : « Je suis allé faire un tour de la ville en oiseau » une mine sévère se dessine sur les traits de son visage pâle, et il ajoute, e pointant vers la cime de l’arbre; « Je me suis perché en haut à mon retour et j’ai dû descendre » qu’il ajoute, sans préciser qu’il s’y était dé-transformé, comme si ça tombait sous le sens que c’était ce qui était arrivé. Enfin pour lui, c’était bien évident.

« Je suis descendu jusque-là » il pointe le branche où il était un instant plus tôt. « C’était trop haut » trop haut pour descendre, cela dit. Et puis il regarde le bras qu’il a utilisé pour pointer et ses sourcils se froncent avec un peu de peur, alors qu’il le rapproche vers lui pour constater des dégâts. Rien de bien grave, c’est clair, mais il y avait un peu de sang et de sève collé à sa peau. « Oh » prononce-t-il simplement, seule manifestation de son inquiétude. Ce n’était pas bon à cause du travail qu’il faisait, mais s’il portait un haut à manches longues, personne ne verra les dégâts. « Ça pique »

Ah; un autre aurait peut-être sentir la raideur de ton corps ou le malaise provoqué, mais pas notre oiseau. Trop heureux de se faire réconforter, il ne porte pas attention à ce que ça peut te faire – et s’il savait, il serait triste de savoir qu’il t’as mis dans un quelconque inconfort, mais voilà, les choses sont telles qu’elles sont, il ne sait pas et c'est avec plaisir qu’il accepte les petites tapes dans son dos. Quand bien même, il ne fait pas durer le moment trop longtemps, et ses yeux sombres, comme dénués de vie (et pourtant, reconnaissants) se posent sur ton visage. Sans hésitation, il dit : « Tu peux » et te laisse manipuler son bras un peu amoché. Rien de grave, mais il suit tes mouvements avec attention, comme si son cerveau attendait une chance de réagir à une quelconque douleur. Mais non- tu es doux sans pareil et tu ne touches pas aux zones légèrement inflammées, habile que tu es.

« Je veux bien » dit-il après une hésitation; ne te trompe pas, il n’hésite pas à savoir s’il veut être guérit ou non (ce serait étrange, n’est-ce pas? Qui donc veut continuer d’avoir mal s’il peut ne plus avoir mal?). Non, il hésite parce que justement, il ne comprend pas trop le choix qu’il doit faire – se dit que si tu demandes, c’est qu’il doit y avoir une raison de dire non, évidente et claire, qu’il n’aperçoit pas. C'est la raison de son délai, et pourtant autant il essaie de trouver une raison de ne pas vouloir se faire soigner (il y en a, sûrement, mais son neurone ne les lui présente pas). Il finit toutefois par acquiescer et te regarder faire. Pour lui qui n'avait comme magie que la possibilité de sa changer en oiseau (remarquez, c’est déjà bien), l’étendue de ta magie a quelque chose de fascinant. Lui ne peut imaginer faire plus d’une chose avec son talent aviaire, ne peut s’imaginer changer la face du monde avec quelques battements d’ailes.

Oh, et pourtant -sa voix n’est-elle pas à elle seule toute la magie dont il a besoin, quand bien même elle n’a rien de magique à proprement parler?

« Merci, Emrys » dit-il à nouveau en reprenant possession de son bras, l’étirant comme pour voir s’il avait encore mal quelque part. Mais non; sa peau s’étirait comme il le fallait, il n’y avait pas de douleur et tout était comme neuf! Et puis -enfant gâté qu’il est- sans rater un instant, maintenant qu’il est sorti de ses ennuis et qu’il n’a plus mal, il te dit de sa voix chantante, plus douce encore qu’il y un instant : « J’ai faim » et puis la demande toute normale qui suit généralement ce bout de phrase : « Tu veux aller manger un brin? » Oui; Rhapsody sait pourtant que tu es un homme occupé, sait que tu as ton hôpital et puis les soins que tu offres à des clandestins (quand bien même il ne sait pas que tu as une clinique entière qui est dédiée à l’opération), mais là, tout de suite, tu es devant lui et pas en train de faire autre chose (sa faute, vraiment), alors c’est pour lui comme si tu n’avais rien de mieux à faire.

Et ses yeux sombres te fixent, en attente de la réponse – en attente d’un oui qu’il espère vivement. Et comme pour insister légèrement, le voilà qui ajoute; « Habituellement je vais manger à la crêperie ambulante, ils sont ouverts à cette heure » et come ça, vous pouvez rester dehors et profiter de la matinée qui commence. Au moins, tu sais que tu n’auras pas à manger du grillon pour déjeuner dans l’appartement qu’il partage avec Rebecca et Dolorosa…

« Non » dit-il, et pour un instant tu crois peut-être qu’il refuse ton explication, qu’il refuse que tu ne viennes pas avec lui. Mais Rhapsody, s’il manque peut-être des jugeotte, c'est surtout quelqu’un avec un très grand cœur qui s'est trop souvent fait abuseé, donc les limites n’ont pas toujours été respectées. « Merci d’être venu. Tu m’as sauvé la vie » et dans ses mots, point de trace d’humour ou d’excès – il les pense tous vraiment, parce qu’il se souvient de sa panique et de son angoisse, et du sentiment de sécurité qu’il ressent en ta présence. Il ne réalise pas toujours le travail que tu fais, ne réfléchit pas toujours à l’horaire des autres, mais si tu dis que tu es attendu, alors d’une part, il ne te retiendra pas -tu as mieux à faire que de t’occuper de son bonheur, quand bien même te le fais à tous les détours-, et de l’autre, il n’en sera que plus désolé de t’avoir dérangé, un léger embarras le prenant en réalisant que c’était sûrement, aux yeux des autres, trois fois rien.

« Une autre fois » commence-t-il, et cela, encore une fois, peut sonner comme autre chose que ce qu’il veut dire, mais il continue; « Je te ferai le déjeuner à emporter. Comme ça tu pourras le manger à l’hopital » l’hôpital ou cet autre endroit où tu soignes, pour lui c’est du pareil au même. Bon, après, il n’est pas excellent en cuisine, mais tâchera de faire quelque chose de comestible. Il remarque tout de tes doigts nerveux et, pour une raison qu’il ignore, les siens se mettent à reproduire les mêmes mouvements. Quelque peu de mimétisme, peut-être, ou alors ton malaise le gagnait lui également.

Et puis il ajoute; « Passe une bonne journée, Emrys » et puis, comme pour t’assurer que la conversation est finie, il dit : « Je vais aller manger. Bon retour »  et juste comme ça, il te fait un petit signe de la main, t’observant de ses yeux d’oisillon le temps que tu partes -comme ne voulant pas être le premier à rompre le contact.