La fin de l'automne arrivait. Et avec elle, l'hiver. Même si la rationalité humaine de Camille lui hurlait que ça ne changera pas grand chose, et qu'il ne fallait pas s'en inquiéter, son instinct de grenouille, lui, lui assourdissait la tête avec les préparations pour l'hibernation. Bien qu'elle n'ait pas hiberné depuis qu'on l'avait changée en semi-humaine, cette sensation étrange lui revenait chaque année, à cette même période. Au moins, c'était un signal certain d'un autre événement important de sa vie : les dernières chasses aux insectes de l'année.

Camille aimait et détestait ce moment tout autant. D'une part, il y avait ce froid ambiant qui l'empêchait d'aller nager dans les plans d'eau, un de ses passe-temps favoris, et qui l'engourdissait - il n'était pas rare de la voir, comme ce jour-là, emmitouflée dans plusieurs couches de vêtements pour éviter d'être somnolente ; de l'autre, c'était désormais très rare de voir des personnes se balader le long des plans d'eau et Camille pouvait profiter de ces chasses qui, même si elles étaient les dernières de l'année, avaient l'avantage d'être tranquilles et dénuées de ces gens qui la regardent d'un air étrange alors qu'elle ne fait que manger tranquillement quelques friandises. Est-ce qu'elle juge ceux qui mangent de la barbe-à-papa ? Non ! Alors pourquoi la juger lorsqu'elle gobe une libellule ou deux ? Ça lui rappelait ses années à Everwilde High où on se moquait d'elle pour ses goûts alimentaires.

Quoi qu'il en soit, il y aurait dû n'y avoir personne, et Camille aurait dû profiter de ses chasses sans avoir à faire attention à qui que ce soit. Alors pourquoi il y avait cette personne qui, devant les yeux ébahis de la grenouille, chassait les insectes dans l'eau ? Il y avait quelque chose d'étrange, de... curieux. Camille s'approcha silencieusement à petits bond pour mieux observer la situation. La personne était vraiment en train d'attraper des insectes, des... éphémères ? Ce devait être le nom, Camille l'avait lu dans une encyclopédie. Et puis de récupérer des trucs dans l'eau qu'elle distinguait moins, mais, à n'en point douter, qu'elle considérerait sûrement comme des friandises. Il y avait donc, étrangement, quelqu'un qui faisait comme elle. Quand elle finit par accepter ce fait, elle poussa un coassement de surprise, continuant de fixer, accroupie, le chasseur d'insectes.

« Hey » fit le chasseur d'insectes.
« Hey » répondit la grenouille.

Elle continuait de le fixer, de le regarder se masser les pieds. Il lui avait fait signe de s'approcher, mais, bien trop frileuse par rapport à ses rencontres précédentes, elle resta à l'écart. Ce que le chasseur d'insectes voulait, Camille n'en avait aucune idée.

« "Rhapsodie" » ajouta le chasseur, immédiatement traduit dans la langue natale de Camille.

Elle avait lu ce mot quelque part, mais en ignorait la signification. Peut-être quelque chose qu'il voulait ? Non, ce n'est pas comme ça que les gens demandent, généralement. On pouvait presque entendre les rouages grincer dans la tête de Camille avant qu'elle ne comprenne que, finalement, il n'avait fait que dire son nom.

« Oh, euh... Camille » répondit la grenouille.

Elle continua de fixer "Rhapsodie" se massant les pieds, avant de porter son regard vers la pochette de tissu où les insectes étaient conservés. Qu'est-ce qu'un humain pouvait vouloir faire des éphémères ? C'était peut-être un sorcier, qui chassait des ingrédients pour d'étranges potions.

« Fait froid » déclara "Rhapsodie".

Soudainement consciente de sa curiosité mal avisée, Camille sursauta et hocha vivement la tête.

« Bientôt il n'y aura plus de... D'éphémères ? Et d'autres insectes. Ils vont mourir ou dormir. » affirma-t-elle, avec toute l'assurance qu'elle pouvait avoir.

Comme elle aurait dû le faire, si elle n'était pas à moitié humaine. L'hiver était, de loin, sa saison la moins aimée. La neige froide et les températures glaciales rendaient la saison très désagréable. Mais en arrêtant d'y penser, il revenait toujours la même question. Qu'est-ce que "Rhapsodie" faisait de ces insectes ? Et avant ça, qu'est-ce que ces pieds faisaient nus et trempés dans le froid ?

« Besoin... d'une... serviette ? » demanda timidement Camille.

Elle n'en avait pas sur elle mais pouvait très bien prêter son écharpe pour aider à réchauffer les pieds de "Rhapsodie". Elle commença d'ailleurs à la retirer, comme pour appuyer son propos. Mais il restait toujours une question qui lui rongeait l'esprit. Pourquoi la récolte de ses friandises ? Mmmh ? D'ailleurs, en parlant de friandises, Camille en vit une rôder pas très loin d'elle. Probablement à la recherche d'un partenaire particulier pour une relation éphémère. Mais tout ce que trouva l'éphémère fut sa mort dans la personne d'une langue étendue par réflexe. Réflexe que regretta immédiatement Camille en se rappelant qu'elle n'était pas seule. Elle se mit à fixer, rouge de honte, "Rhapsodie", prête à recevoir toutes les moqueries du monde et à s'enfuir comme elle en avait l'habitude.

Camille ne fit pas attention quand il parla d'un feu. Les bestioles voletant autour d'elle attiraient plus son regard et son esprit. Un peu trop, d'ailleurs, quand elle eut ce réflexe malencontreux. Elle s'était préparée à l'habituel flot de moqueries à propos de "sa langue bien pendue", de son alimentation mais la seule remarque fut incroyablement positive. Pratique. Le premier compliment qu'on lui faisait pour sa langue. Le visage de Camille s'éclaira soudainement.

« Oui, très pratique ! Surtout que les insectes c'est rapide ! »

La grenouille laissa le chasseur vaquer à ses occupations, apparemment préparer un feu pour se réchauffer (excellente idée !), elle-même trop occupée à se sentir enfin libre d'être elle-même en gobant ça et là d'infortunés insectes volants.

« C'est plein de protéines. » entendit-elle le chasseur déclarer.
«Et churtout » répondit-elle à celui-ci entre deux attaques « ch'est bon ! »

Finalement, "Rhapsodie" construisit son feu de camp de fortune et l'alluma. Un feu. De la chaleur. Dans cette froideur de Novembre. Camille ne put s'empêcher, à quatre pattes, de se rapprocher et de s'asseoir près de celui-ci. Elle contempla, pensive, les flammes léchant le bois de leur danse dévorante quand "Rhapsodie" brisa à nouveau le silence.

« Sur le feu, c'est bon. Frais aussi. Mais frais, c'est un peu dur pour l'estomac. »

Camille mit un temps à comprendre de quoi le chasseur parlait. Des insectes, probablement.

« Mais ça ne les abîme pas ? » demanda-t-elle sincèrement.

Elle n'avait jamais fait griller d'insectes. Elle les avait toujours mangés crus, encore vivants. La notion de les cuire était étrange pour elle. Mais le temps de se poser d'autres questions, "Rhapsodie" avait déjà changé de sujet.

« Je dois y retourner » affirma-t-il en fixant l'eau. Avant de continuer. « Après le feu. »

Oui, le feu était bon. Camille hocha la tête.

« Je peux aider peut-être ? » demanda-t-elle en fixant l'eau. « Pour la chasse. »

Camille était motivée. C'était la première fois qu'on comptait réellement sur ses capacités, autre que pour un de ses petits boulots, et elle voulait vraiment montrer qu'elle en était capable. Aussi hocha-t-elle la tête vivement après l'annonce du plan. Attraper les bestioles volantes avec sa langue, et partager après avec "Rhapsodie". Facile, normalement. D'ailleurs, il lui suffisait de tirer la langue vivement pour attraper l'un des éphémères proches et... l'avaler immédiatement, par réflexe. Non. Raté. Pas comme ça. Elle recommença, une fois, deux fois, mais avec le même résultat. Toujours pas. Sa langue n'était définitivement pas l'Arme Idéale pour cette chasse.

Peut-être que sa langue ne l'était pas, mais elle avait d'autres armes à sa disposition. Après tout, elle était elle-même littéralement collante, surtout le bout des doigts. On lui avait confié une Mission, alors elle allait mettre tout ce qu'elle avait à disposition pour réussir cette Mission. Avec beaucoup de difficulté, elle retira ses gants. Une tâche difficile, le tissu restant collé aux doigts gluants, mais pas impossible. Une fois la tâche accomplie, Camille retourna à sa Mission. Attraper des éphémères.

Mais la chose était plus facile à dire qu'à faire. Autant sa langue était rapide et agile, autant ses mains l'étaient beaucoup moins. Camille s'agitait dans tous les sens à essayer d'attraper les friandises volantes, en vain. Que ce soit l'agilité naturelle des bestioles ou les perturbations provoquées par ses moulinets, Camille n'arrivait à en attraper aucune. Petit à petit, sans vraiment s'en rendre compte, la grenouille commençait à s'énerver. Au point où elle en oublia la proximité de son compagnon de chasse, de l'eau, de l'environnement. Elle était focalisée sur le nuage de bestioles volantes.

Dans un soupir d'agacement, elle finit par sauter.

Trop loin.

Après avoir traversé le nuage d'éphémères, elle se retrouva, tête la première, dans l'eau froide du loch. Ce qui eut pour avantage de la calmer immédiatement. Enfin, de la calmer... Le bain froid la rappela à l'ordre. Elle regarda ses mains, pas une seule bestiole. Pas même une aile. Pas le moindre petit morceau de mouche ou de moustique. Elle avait échoué à sa Mission, et, en plus, elle était trempée. Camille remonta jusqu'à la berge. Elle s'installa devant le feu, grelottant de froid. Un éphémère vint se poser sur son doigt, se piégeant tout seul sur le bout de celui-ci.

Il n'en fallut pas plus pour qu'une Camille déjà désespérée de paraître utile fonde en larmes.